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Citez-moi un seul pays développé qui ne soit pas industrialisé ? Outre certains pays faiblement peuplés, vous ne trouverez point de pays développé qui ne soit pas un pays industrialisé. Cela prouve à quel point l’industrialisation est une condition sine qua non au développement économique durable.

Les dirigeants actuels des pays africains le savent. Ceux qui les ont précédés en avaient conscience. Malgré cela, 60 ans après les indépendances, il y a très peu de pays africains qui peuvent se targuer d’avoir mené une politique industrielle efficace au point de rivaliser avec les géants de ce monde. La question qui nous vient à l’esprit est simple. Pourquoi ces pays continuent de vivre principalement sur la vente de cacao, de coton, d’arachides qui rapportent bien moins que des smartphones, climatiseurs et autres ? Pourquoi se limiter à la vente de cacao en lieu et place d’une tablette de chocolat où la marge de bénéfice est plus élevée ?

Il faut d’abord rappeler que c’est au début du 19e siècle que l’activité économique des pays occidentaux changent fondamentalement. L’économie de l’Angleterre et de la France changent de nature en quelques décennies. Ces pays passent d’une économie agraire à une économie fondée sur la commercialisation de produits manufacturés. Les Etats-Unis ainsi que l’Allemagne suivront le pas, puis le Japon et la Russie au début du 20e siècle. Ces changements opérés il y a près de 200 ans, constituent une des forces majeures des économies des grands pays aujourd’hui développés.

En suivant l’exemple occidental, les dragons asiatiques ont adapté le modèle de révolution industrielle à leur réalité à partir des années 1950. Dès l’indépendance, certains pays africains comme le Ghana ou la Zambie décident également d’industrialiser leur économie. Mais c’est en observant le succès sud-coréen et les tentatives africaines que nous trouvons un début d’explication des échecs du continent africain en la matière.

Les pays africains, au lendemain des indépendances, ont voulu substituer les importations par la production manufacturière. Ils ont ainsi appliqué, dès 1960, des politiques s’appuyant sur le contrôle de change, les taxes à l’importation, des quotas et des subventions publiques. Ainsi, le Ghana entreprend de produire de l’acier et de l’aluminium par exemple. Le pays met en vigueur un code de l’investissement qui prévoit une promotion des entreprises locales. Ces politiques ont permis une hausse de la production manufacturière sans pour autant permettre l’accumulation des bénéfices escomptés. Constatant cet échec, les pays africains abandonnent l’idée d’un protectionnisme et embrassent le « tout libéral », conforté par les Politiques d’Ajustement Structurels du Fonds Monétaire International (FMI) et les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1995. Et depuis les années 1980, les firmes occidentales se sont confortablement installées dans les pays africains de sorte que dans un pays comme la Côte d’Ivoire, les entreprises françaises représentent aujourd’hui 30% de l’économie[1].

En somme, ce virage stratégique brutal constitue le fondement de l’échec industriel des pays africains. Il résulte malheureusement d’une mauvaise application de la stratégie de substitution de produits étrangers manufacturés. Les pays africains ont ouvert leur marché sans attendre d’avoir constitué des conglomérats solides et prêts à l’exportation. Cette libéralisation précoce a entrainé une désindustrialisation massive des pays africains à partir des années 1980. Les entreprises locales ne peuvent se développer si le marché est déjà occupé par les entreprises de pays plus avancés. Aujourd’hui par exemple, comment un acteur local qui décide de se lancer dans la production de smartphone peut-il du jour au lendemain concurrencer aisément un géant comme Apple ?

L’économiste Friedrich List expliquait déjà au 19e siècle qu’il faut un protectionnisme éducateur avec pour objectif de protéger sur le moyen terme le marché national afin de permettre sur le long terme un libre-échange qui ne soit pas à sens unique. Ainsi, la réouverture complète au libre échange des pays africains ne doit se faire que lorsque ces pays atteignent une certaine maturité industrielle, et commencent à exporter leurs produits manufacturiers.

C’est ainsi qu’a fonctionné la Corée du Sud. A la fin des années 1960, le revenu par habitant était à peu près le même qu’au Ghana. Mais aujourd’hui, celui de la Corée du Sud est 14 fois plus important.

La Corée du Sud a procédé en 4 étapes. Tout comme les pays africains, elle a, d’abord, impulsé dans les années 1950 une substitution de la production étrangère par une production locale pour l’industrie légère. Puis, lors d’une deuxième étape, la Corée du Sud appuie sa stratégie sur la promotion des exportations des produits finis de l’industrie légère dès 1960. C’est ici toute la différence avec les Etats africains, lesquels n’avaient guère instauré une promotion des exportations comme l’expliquent les économistes Bigsten et Söderbom.

Puis, lors d’une troisième phase, pendant que l’industrie légère se développait, la Corée du Sud crée un partenariat solide avec des banques pour maîtriser le capital et financer sans limite des conglomérats nationaux tels que Hyundai, LG, Samsung. Ces firmes bénéficient des avantages financiers et fiscaux. C’est cette troisième étape de la stratégie que les pays africains ont aussi négligée : créer des champions qui doivent briller à l’international tout en maîtrisant l’outil bancaire et financier national.

Ce n’est qu’en 1984 que le gouvernement sud-coréen commence à supprimer les règlementations trop strictes et à libéraliser complètement l’économie. Pendant ce temps, des géants tels que Hyundai, Samsung, Daewoo commencent à s’imposer dans l’économie mondiale. Ces entreprises sont le fer de lance d’un pays qui s’est industrialisé.

C’est en embrassant une vision stratégique de long terme comme celle-ci que les pays africains pourront à terme passer de pays sous-développés à pays émergents. C’est le chemin que prends le Ghana depuis 2016 avec le programme « One district – One factory » (Un district – Une usine). Ce programme vise à créer une grande usine dans chaque district du pays pour atteindre un total de 232 usines à termes ; dont 70 seraient déjà effectifs selon le gouvernement ghanéen. L’industrie automobile est l’un des poumons du projet national. L’objectif, quoique ambitieux mais pas utopique, est d’inonder les routes de Bombay, Sao Paulo ou encore Paris de véhicules made in Ghana (ou plus exactement Kantanka, une marque automobile ghanéenne) dans les prochaines années. En bref, il s’agit tout simplement de conquérir les marchés internationaux. Pour soutenir le projet, le Ghana prévoit une augmentation de 20% à 35% des taxes sur les véhicules importés afin de protéger son industrie naissante.

C’est en adoptant cette vision d’industrialisation échelonnée (déclinée par étapes) avec à terme la transition vers les technologies de pointe que les pays africains pourront, eux aussi, connaître un vrai développement. Ce n’est pas en installant chaque année des industries étrangères qu’un pays accroît son industrie et sa richesse. Le PIB n’est pas le bon thermomètre car il englobe la production étrangère. Les pays africains doivent plutôt chercher à accroître leur Produit National Brut (PNB) en priorité, car les entreprises étrangères finissent toujours par transférer leurs revenus dans leurs pays d’origine. Selon un rapport de la Banque Africaine de Développement et du GFI, l’Afrique aurait transféré à l’étranger  près de 1400 milliards de dollars entre 1980 et 2009, ce qui équivaut à un transfert annuel net de 47 milliards par an dans le cadre de flux illicites de capitaux.

En somme, c’est un changement de paradigme qui doit être opéré. Les pays africains ne doivent plus craindre de promouvoir des champions locaux capables de s’imposer à Londres, New-York ou Shangaï.



[1]Selon la Chambre de Commerce et d'Industrie Française en Côte d'Ivoire (CCIFCI), les entreprises françaises représentent un tiers du PIB du pays


Publié par : Jean-Philippe OBO ABE, Consultant Gouvernement & Secteur Public     -     Publié le : 25 avr. 2022